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THE END : La Politique Américaine comme Film d'Hollywood 2004-12-02
Emmanuel Crest

Par Emmanuel Crest, philosophe politique français qui a passé ces dernières années sur la Côte Ouest des Etats-Unis

S'interroger sur le déroulement des dernières élections américaines au risque d'une comparaison hollywoodienne peut en fait nous faire manquer notre objet. Car essayer vraiment de lire celles-ci avec ce que l'on sait des stratégies des grands groupes de l' " entertainment industry " relève davantage du patronage de Guy Debord ou des tentatives médiologiques de Régis Debray que de l'usage métaphorique du journaliste.

 Ecartons donc en premier lieu l'apparence. Certes il y a une comédie du pouvoir et certes celle-ci s'accommode des nouvelles technologies et de l'image. Après tout rien de neuf sur les bords de l'Illisos. Hippias exhibait en bon sophiste ses bras couverts de pierreries et de bracelets coûteux espérant par là attirer les fils de bonnes familles vers son enseignement, propédeutique indispensable à l'accès au pouvoir à Athènes, et, aujourd'hui, un Bush ou un Kerry se gominent, enfilent des blousons d'aviateur, ou posent en tenue sportive pour des raisons analogues. Le mode de diffusion des images ne change rien au fond du sujet. Hippias aurait usé de la télévision s'il l'avait connue; traverser la ville à pied en s'exhibant ou hanter les plateaux de télévision ne constituerait qu'une différence de degré non de nature. La vraie question est pourtant plus retorse : s'agit il vraiment de la même chose? Y a t il simplement à l'œuvre ici une stratégie de séduction? Un éros politique ?

 La première réflexion concerne évidemment l' " effet Ken ". Comme le compagnon de cire de Barbie,  la poupée propagande (celle qui a battu dans le cœur de toutes les petites filles du monde l'énorme et trop folklorique matrouchka soviétique), Ken est en fait ce que vous voulez qu'il soit. Vous obtenez à loisir Ken vétéran ou Ken en cycliste, Ken en short ou en famille, Ken en bleu horizon les yeux froids le regard fier ou Ken avec ses chiens en charentaises au coin du feu. Ken est nu, à vous de l'habiller ! Il se prête à toutes les combinaisons : vieux lion de l'establishment East Coast  en costume Calvin Klein ou en polo Ralph Lauren sur un bateau très Kennedy, comme il vous plaira.

La première différence d'avec les Anciens est d'importance ;  Hippias n'avait que ses bijoux à exhiber comme signe de sa réussite sociale, le candidat américain, lui, exhibe ce que vous voulez , vous, tels que les sondages vous décrivent. Les panoplies sont prêtes et on a nécessairement en magasin le Kent qu'il vous faut. Cow-boy botté ou golfeur, tout est disponible. Nous pourrions imaginer aussi le gay friendly plus multicolore,  le pur intégriste en noir sobre,  l'ami de la communauté noire en perruque affro ou le pro blanc en perruque blonde aryenne très " Abercombie and Fitch ". Bref,  l'analyse comparée dépasse l'usage de la métaphore ; si Hollywood il y a, c'est en ce qu'aujourd'hui le marketing tient lieu de création.

 Ce qu' " ils " veulent, les spectateurs- électeurs,nous devons pour gagner l'audience- le pouvoir,  être en mesure de le leur donner.

 D'ailleurs, personne ne s'interroge plus sur la simultanéité des péplums qui de " Troy " à "  Alexandre " envahissent les écrans; nous l'avons implicitement admis, les studios, suite au succès de  " Gladiateur ", produisent  de l' " antique " puisque  " ça " marche … Inutile de vous dire qu'il faut être prudent dans les sondages, nous avons échappé au pire : les deux candidats en jupettes grecques au milieu de " cousins " pour parler comme Pitt -Achille présentant Patrocle…

L'effet Ken présuppose donc une analyse des comportements consommateurs-votant et une restitution  de l'image du produit-candidat  à vendre. Analyse qui relève du sondage, et qui justifie des dépenses marketing comparables à celles que l'on accepte d'assumer au lancement d'un block buster; dont on espère bien sûr être remboursé au centuple. C'est aussi quelque chose à bien comprendre : on ne dépense pas à Hollywood, seuls les " losers " le font, on investit. La différence est d'importance - au lieu de s'inquiéter du coût de telles campagnes électorales l'on ferait mieux de s'inquiéter de la manière dont évidemment les partis estiment devoir être remboursé de ces sommes considérables… Les prix des campagnes sont consubstantielles aux délits d'initiés et autres guerres hasardeuses et autres malversations à la Enron. Il va falloir réaliser des bénéfices et vite ! Rentrer dans ses fonds, obtenir un bon retour sur investissement. Rien d'étonnant à ce que l'avidité de certains investisseurs ne s'entoure d'aucune précaution et que l'obscénité de leur voracité les condamne parfois au grand jour :
La comparaison avec Hollywood fait sens si on la pousse jusqu'à ces extrêmes, quand un studio a investi plusieurs centaines de millions de dollars dans le lancement d'un film, il ne va pas s'embarrasser à s'interroger sur la concentration en ses mains de la distribution ou sur l'avenir du cinéma africain. On a parié gros, il faut ramasser la mise. Les dépenses de campagne dans la promesse de bénéfices qu'elles sous entendent devraient suffire à nous faire fuir de telles urnes.

 A l'effet Ken ou le rôle du candidat réduit au port de la panoplie qui fait des électeurs des habilleurs potentiels (je suis le plus capable d'endosser les habits que vous voulez) s'ajoute l'effet block buster  dont l'énormité de la dépense marketing  conditionne l'avidité du camp vainqueur (le nécessaire retour sur investissement). Autant de sujets d'inquiétude à susciter une telle analyse " cinématographique ". Mais il y a pire probablement, la dissolution du contenu dans le procédé.

 Le " Québec libre " du général de Gaulle fut une saillie improbable, une liberté quasiment intolérable,  prise avec le scénario,  de même probablement que l'endossement par Nelson Mandela du maillot de Pienaar; rien de cela dans le scénario américain, tout est huilé,  prévu,  attendu, aucune place pour la surprise. Semblable à l'ancienne règle des trois unités que le romantique Hugo fera voler en éclats avec Hernani, le film de l'élection obéit à des bienséances implicites. Il doit y avoir des bons et des méchants, des dangers affreux et bien sûr la détermination du héros américain à s'en sortir,  à vaincre. Pas de ces personnages troubles dont les films français si ennuyeux ont le secret, leur confidentialité dit assez leur caractère alambiqué et confus. Le terroriste est mauvais, on le conspue, le hue dans les salles, point trait. Seuls les français, ces amateurs du film à texte, s'interrogent sur la culpabilité effective du méchant; le méchant est méchant d'ailleurs on le tue à la fin. On le pique dans une cellule aseptisé et on en parle plus . " The end ".

 Le découpage du monde est clair, la menace tangible, le triomphe certain, l'élection n'est plus alors qu'un casting. C'est là le pire révélateur de la comparaison, il ne s'agit pas , comme on le pense ailleurs,  d'élire le meilleur scénariste,  mais simplement de sélectionner l'acteur le plus habile à réciter le rôle déjà écrit. Kerry a perdu car il n'était pas dans l'emploi comme on disait au théâtre bourgeois. On ne demande pas au jeune premier de jouer les assassins, à la soubrette de faire la maîtresse de maison, on y croirait pas et  ils finiraient peut être par prendre des libertés avec le scénario! Kerry en aristocrate kennedy vieillissant aurait été moins convaincant en chef de guerre ... Il n'a pas eu le rôle.

 Cette troisième étape de l'analyse comparée me rappelle une anecdote, celle de cette soirée où tout le gratin d'Hollywood était réuni avec une pléiade de stars jeunes et belles, garçons et filles de rêve qu'on ne croise qu'en posters sur les murs ou dans les bandes annonces et, dans le fond du ball room du grand hotel,  une table avec de gros bonshommes en costumes sombres, vieux et disons le moches, très moches, très sombres. Le ballet était curieux et les bels et belles s'approchaient en tremblant de la table noire … Les plus grandes stars semblaient enfantines voire même serviles dans leurs saluts à ces parrains …

 J'hasardai la question :  qui est-ce?
Le garçon qui me servait dans une table éloignée de la leur,  me chuchota :  "  Mais ce sont eux Hollywood, les producteurs , le vrai visage de notre cinéma. "
Ceux là décident du scénario qui sera digne d'être retenu et qui deviendra,  s'ils le veulent,  un film et qui sera peut être s'ils le veulent encore,  distribué dans le monde.
Les acteurs ne sont guère plus que des figurants, des personnages excentriques, dont la notoriété est aussi fugace en général que la jeunesse de leurs traits, la comparaison prend alors des allures de requiem pour la démocratie. Nous nous rendons à un casting conformément    aux indications d' un scénario déjà écrit, imposé par d'autres, ceux qui seuls ont assez d'argent pour faire  le film. L'illusion  de participer au choix de l'acteur nous empêchent de réaliser que l'histoire est déjà établie dans ses grandes lignes , ses limites sont déjà fixées.

 Il nous vient alors bien sûr des envies de documentaire… Mais " Bowling for Columbine " a du mal à effacer la scène de ces parrains sombres, inconnus du grand public qui décident de la libido comme des loisir de la planète entière. Eux décident sur quelle image se masturberont les adolescents du monde et qui, en politique a vraiment  " la gueule de l'emploi ".

 Un conseil pour finir, éviter donc de quitter la salle avant d'avoir lu le générique en entier et dans le détail, il en va de votre liberté.


 


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